La
marionnette:
paroles, bruits, musique
Brunella Eruli
Le problème de la voix de la marionnette est un des
problèmes fondamentaux pour tous ceux qui approchent
cette forme, parce que ce problème indique bien ces
mélanges étranges et inquiétants qui constituent
la marionnette, c’est-à-dire ces mélanges
d’humain et d’inhumain, d’animé et
d’inanimé, de mort et de vivant. Au moment
même où une forme qu’on appelle marionnette,
qu’elle soit anthropomorphique ou qu’elle soit
un objet, parle ou émet un son, on est bien obligé de
se poser la question : « D’où ce
son sort-il ? D’où cette forme parle-t-elle ?
Et pourquoi elle le fait ? » À partir
de ce moment, il me semble que, en tant que spectateur, je
suis bien obligé, tout en entrant dans la démarche
du spectacle, de construire une sorte de topographie
qui est, en même temps, visuelle et affective, émotionelle,
de cette forme. À avoir, déjà, les premiers
phénomènes importants de l’art de la marionnette
qui consiste à élargir l’espace de la vision
et aussi de l’émotion. On est obligé de
ne pas s’arrêter à ce que l’on voit,
on est obligé de faire une sorte de tissu entre ce que
l’on voit et ce que l’on entend, du fait même
que, entre l’image et le son, il y a tout ce terrain
inconnu où le fait de l’approche du spectateur,
sa participation et sa collaboration, deviennent extrêmement
importants.
Mes points de départ sont tout à fait influencés
par la démarche de Duchamp, même si cela peut
paraître éloigné de l’univers de
la marionnette. L’esthétique de Duchamp me paraît
tout à fait fondamentale pour approcher l’art
contemporain. Sans compter tous les problèmes de matières
et d’utilisation de matériaux que Duchamp propose
dans sa démarche, son point de vue, en ce qu’il
consiste à dire que c’est le spectateur
qui fait l’œuvre, me paraît tellement fondamental
et approprié pour le spectacle théâtral
et de la marionnette en particulier, c’est à dire
que cette collaboration du spectateur à ce qui se passe
sur scène est d’autant plus fondamentale pour
la création du moment que nous avons à faire à ce
personnage étrange et hybride, qui est la marionnette,
c’est à dire à quelque chose qui est humain,
parce que nous projetons quelque chose de nous-mêmes
qu’on n’arrive à visualiser et à comprendre
que si elle nous est présentée de cette manière, à travers
l’artificiel de quelque sorte. Cette relation entre le
réel et l’artificiel, qui parfois est perçue
comme un manque de la marionnette (très souvent on parle
de la marionnette comme un acteur ‘moins’ quelque
chose, un acteur moins les mouvements, moins l’autonomie,
moins la voix), d’après moi, au contraire, ces ‘moins’ impliquent,
suscitent une participation et une collaboration qui permettent
au spectateur de retrouver ces parties qui ne sont pas prises
en compte de cette manière, aussi large et aussi sensible,
dans des formes théâtrales beaucoup plus fixées
et où les rapports entre la réalité et
la représentation sont davantage codés. D’après
moi, dans le théâtre de marionnettes et dans l’utilisation
de sonorités dans le théâtre de marionnettes,
ce sont justement les codes et ces jeux entre le réel
et la reproduction et l’imaginaire qui sont les plus
fortement tissés entre eux et c’est pour cette
raison, me semble-t-il, que l’approche de toute la partition
sonore qu’un spectacle de marionnette implique n’est
pas quelque chose situé à côté de
la représentation elle-même, mais qui lui est
intimement lié parce que ces sons nous parlent de quelque
chose, visible sur scène ou invisible, et justement,
pour ces deux raisons, le spectateur est bien obligé de
les prendre en compte et d’élargir son point de
vue.
On parle de la voix, donc on se pose la question : « D’où elle
sort, cette voix ? » Dans les castelets traditionnels,
la marionnette est au bout du bras du marionnettiste, mais
sa voix sort d’en bas, donc il y a un déplacement
entre ce que l’on voit et ce que l’on entend. Ce
qui nous est donné à entendre vient d’une
partie qui est souvent cachée ou alors, si elle est
présentée, c’est quelque chose qui est
en retrait.
Le spectateur est situé entre les deux, et c’est
ce « entre les deux » qui est le point
intéressant, une position parfois incommode pour le
spectateur qui est obligé lui aussi à parler
et à entrer en communication dans cet espace assez étroit,
mais c’est justement ça : on nous donne à voir
quelque chose, on nous donne à entendre quelque chose,
mais sachant bien que les vraies choses importantes se situent
entre ces deux-là, il y a une bande de fréquence
qu’on n’entend pas, mais c’est ceci qui fait
arriver des choses en foule. Je pense que cette voix-là est
la voix intéressante pour le spectateur que je suis.
Mais une voix implique aussi une langue. Quelle est la langue
de la marionnette ? Il y a les textes, évidemment,
et tout ce vaste problème du texte pour marionnettes
qu’on n’osera pas aborder ici. Mais c’est
aussi une langue qui est visuelle, donc une langue du mouvement,
et une langue de toutes ces sonorités que la marionnette,
construite avec certains matériaux, fait sur scène.
Les bruits sont une manière de manifester une présence.
Dans le choix du rythme, de l’intensité, c’est
aussi une manière d’indiquer l’intensité d’une
présence, l’intensité d’une émotion.
Dans le théâtre de marionnettes, une énorme
importance est donnée au bruit, à ces frottements
de corps et même plus que ça : les coups
de bâton, les têtes qui se frappent entre elles,
tous ces bruits qui sont la caractéristique du théâtre
de marionnettes. Il ne faut pas oublier que Polichinelle où beaucoup
de marionnettistes utilisent la pratique, c’est-à-dire,
la voix du montreur ne peut pas sortir telle quelle. Pour
s’adapter à ces corps imaginaires, il faut un
son imaginaire, un son qui n’a rien de réel, une
voix qui sert à communiquer autre chose. Et la pratique
de Polichinelle est fonctionnelle à ce personnage
mortuaire, qui vient du royaume des ombres, des morts ;
il parle une langue qui est un peu animale, comme les poulets,
mais en même temps, il est quelqu’un qui parle
une langue avec des sonorités autres, parce qu’il
a vu d’autres choses, parce qu’il appartient à un
autre univers. Polichinelle parle avec des bruits, des sonorités
tout à fait incongrues, il ne dit rien d’une manière
explicite, il est là avec des borborygmes, avec des
cris, des sifflements, et c’était justement cette
texture de sonorités de ce corps de Polichinelle que
l’un des premiers critiques romantiques qui ont commencé à regarder
le théâtre de marionnettes avec un œil moins
condescendant a mis en relief. C’est Duranty qui dit,
dans son Théâtre des marionnettes (1862), à propos
du langage des marionnettes : « Le langage
des marionnettes, avant même qu’on l’ait
compris, forme à ces pam-pam, un accompagnement
mystérieux des cris, d’exclamations : Ho !
ho ! ha ! ha !, gravés et retentissants
comme le son des tambours : crr, brr auxquels
aucune crécelle ne saurait le disputer. Hi !
hi ! pi ! rapides, aigus, comme les notes qui
résonnent sur la chanterelle du violon. Voix de
perroquets, sifflets, aigres soupirs de clarinettes, chocs
secrets et stridents du bois fendu, folies d’interjections
et d’intonations, fureur de bataille (…) :
voilà ce qui compose le charme, la fascination de ce
spectacle vainqueur de toute hypocondrie. »
Dans cette description d’un spectacle de marionnettes
traditionnel, Duranty est sensible à la partition sonore, à tous
ces aigus, et en même temps, il parle de ce bois fendu,
c’est comme si ces bruits inattendus, qui ne sont pas
harmoniques, étaient une sorte d’indication d’une
matière brute qui veut parler, qui veut dire qu’elle
est là, et c’est à travers tout ça
que le spectateur se trouve frère et cousin de ce qui
se passe sur scène. Et donc ces bruits, ces sifflements,
ces borborygmes, qu’on pourrait avoir tendance à considérer
comme un langage d’enfants, de quelqu’un qui n’a
pas encore atteint l’age de raison, qui ne sait pas dire,
deviennent quelque chose qu’on n’arrive pas à dire
et qu’on ne peut dire qu’avec ces bruits-là.
Au lieu d’être quelque chose d’incompréhensible,
on a l’impression que ces bruits disent quelque chose
qu’on ne veut pas entendre.
Je pense que c’est à partir de ces considérations
que tous les gros problèmes de la partition sonore du
spectacle de marionnettes interviennent et prennent une signification.
Si on considère que la marionnette, en tant qu’objet
composé d’une partie du marionnettiste, du montreur
et de l’objet, ou bien simplement un objet matière,
qui a un langage en soi, et que tout cela parle d’une
souffrance de la matière, d’une présence
de la matière, des relations entre humain et non humain,
artificiel et réel ou humain, quel est le rôle
de la musique dans tout cela ? Est-ce un simple accompagnement,
est-ce de la musique d’ameublement, quelque chose pour
envelopper tout cela ? Est-ce de l’illustration ?
Est-ce, au contraire, quelque chose qui appuie un des éléments
fondamentaux dans le théâtre de marionnettes,
c’est à dire, le rapport entre les corps et le
mouvement, une manière de les souligner, de faire porter,
par des sonorités, un contenu que la parole en tant
que telle n’arrive pas à compléter ?
Ou alors, très souvent dans les théâtres
de marionnettes, on a un théâtre purement visuel,
qui déplace les contenus qui normalement sont portés
par la parole vers des gestes ou des sons. Donc, on est là dans
un contexte de tissage d’éléments qui tous
mènent à poser cette question : de quoi
parle la marionnette? En dehors du fait qu’elle soit
une marionnette populaire, une marionnette sophistiquée,
cultivée, etc., je trouve que la marionnette, en tant
qu’objet, en tant que forme, parle de manipulation. Et
manipulation non pas seulement parce qu’il y a une technique,
mais, qu’elle soit anthropomorphique ou qu’elle
soit un objet brut, parce qu’il faut que quelqu’un
la manipule, que quelqu’un la bouge. À partir
de ce moment, cette idée que la marionnette parle en
soi, même si elle est immobile sans manipulation, me
paraît être le pont entre la condition de la marionnette
an tant que forme théâtrale et la condition du
spectateur, c’est à dire, ce problème de
la manipulation, être manipulée, être parlée
par quelqu’un d’autre, devient, au-delà de
l’utilisation ou de quoi le spectacle parle, une sorte
de fond des problèmes que le marionnettiste assume,
mais que le spectateur aussi perçoit.
C’est, donc, dans ce contexte que peut se poser le problème
de la musique, enregistrée ou pas, car il peut y avoir
un choix économique - il est plus facile d’amener
sa propre musique plutôt que de déplacer tout
un orchestre -, mais c’est un problème qu’on
prendra à peine en considération, car je crois
que les problèmes de la musique enregistrée pourraient
devenir, au contraire, un élément porteur de
sens au moment où on entre dans l’idée
que c’est une musique jouée ailleurs et qu’on
repropose, c’est à dire, il s’agit d’un
espace ailleurs de la scène où l’on se
trouve, qui amène un contenu, qui dit. Dans cette distance,
il me semble pouvoir trouver une justification et une utilisation
dramaturgique pour la musique enregistrée.
L ‘Iliade (Teatro del Carretto)
C’est une troupe qui a présenté ce spectacle
où le parti pris a été celui de dire le
texte de l’Iliade dans une traduction du XIXème
siècle très scandée. Ça devenait
une sorte de musique sur laquelle les personnages qui, à leur
tour, étaient des personnages où les corps humains
devenaient une sorte de statues antiques, disaient qu’ils étaient
manipulés par les dieux. Personne n’est libre
dans l’Iliade, parce que les divinités poussent
les personnages à faire la guerre, à se tuer,
mais à leur tour les dieux suivent ce que le destin
a décidé. L’utilisation de la marionnette
est tout à fait, du point de vue dramaturgique, un choix
qui souligne cet aspect mais, de l’autre coté,
ce poème scandé devient une sorte de fixation
d’une tradition qui fait que tout cela ne peut être
dit que comme ça, il n’y a pas d’espace
pour une liberté du sentiment immédiat, tout
est déjà réglé, la liberté de
mouvements est très limitée.
L’IliadeL’enfant et les sortilègesL’utilisation
des possibilités de la marionnette de jouer sur les proportions.
Oedipus rex, de Stravinsky
Le texte est en latin, donc là aussi il y a l’utilisation
de la parole non pas comme parole qui a un sens direct, mais
qui a une sonorité.
Cette utilisation du bruit comme parole, d’une certaine
manière, qui est tout à fait dans une forme d’esthétique
des avant-gardes, si on pense aux futuristes italiens qui ont
inventé l’idée d’une musique qui
n’est pas une harmonie mais qui, au contraire, met ensemble
des bruits, soit provoqués, soit concrets. Par exemple,
Batistelli, le compositeur italien contemporain, a fait un
opéra à partir des sons des artisans qui étaient
en bas de chez lui et qui travaillaient des tonneaux ; c’était
un bruit qui, ensuite, est devenu une partition pour un opéra.
Il y a toute cette recherche d’un langage sonore qui
trouve dans la marionnette une possibilité d’expression.
Une recherche qui est parallèle à une recherche
d’écriture théâtrale qui fait que,
comme on a besoin d’un acteur différent sur scène,
il faut trouver une écriture différente. Le
personnage, dans le théâtre contemporain, n’est
plus aussi « réaliste » qu’on
pouvait l’imaginer jusqu’à maintenant ;
on est en train de trouver une forme d’écriture
qui n’est plus l’écriture théâtrale
traditionnelle, avec des répliques, des personnages,
mais qui est un mélange des genres et qui fait recours
soit à la partie humaine, reconnaissable, soit aussi à des
parties méconnaissables, méconnues qui ont besoin
d’un autre langage, d’une autre forme, portés
par la musique, par les côtés visuels, scénographiques
et les objets. Je pense que, dans la musique, c’est aussi
la même chose, et que l’intégration du bruit
concret est aussi un élément qui fait partie
de cette partition.
Je voudrais terminer avec ce mot qui est utilisé par
Kantor à propos de ses spectacles, lorsqu’il disait : « je
dois faire la partition du spectacle ». Il ne parlait
pas en termes de texte et de musique, il parlait de partition
et dans cette partition, il y avait les textes des comédiens,
mais il y avait aussi les bruits que leurs corps faisaient
sur scène, c’est à dire qu’il calculait
le bruit des pas, l’intervention de la musique, le ton
de la musique, la musique enregistrée ou faite directement
sur scène, et tout cela était la partition. Donc,
la parole, de cette manière, n’était plus
le seul porteur de sens, mais était un élément
parmi d’autres auquel, apparemment, et d’habitude,
on n’attribue pas une valeur de signification, c’est à dire :
les bruits s’opposent à la parole, mais voilà que
les bruits, eux aussi, disent quelque chose. Dans une partition
où la parole, les bruits et les sons sont calculés,
on peut jouer du point de vue dramaturgique entre ces éléments
qui font partie de la réalité où nous
sommes plongés.
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